« Vous êtes une personne merveilleuse ! »
Le problème est que je ne me sens pas si merveilleux. Surtout en regardant les autres. Les autres, eux, sont les merveilleux, les guéris, les recréés dans la joie et dans l’amour. Moi, je manque de paix ; je vis dans la désillusion ; je suis différent ; je ressens le mal de vivre. En fait, j’ai l’impression d’être plutôt un Sisyphe. Pour avoir osé défier les dieux, Sisyphe fut condamné à faire rouler éternellement un rocher jusqu’en haut d’une colline dont il redescendait chaque fois avant de parvenir à son sommet.
En voici le récit d’Homère : « Et je vis Sisyphe subissant de grandes douleurs et poussant un immense rocher avec ses deux mains. Et il s’efforçait, poussant ce rocher des mains et des pieds jusqu’au faîte d’une montagne. Et quand il était près d’atteindre ce faîte, alors la force lui manquait, et l’immense rocher roulait jusqu’au bas. Et il recommençait de nouveau, et la sueur coulait de ses membres, et la poussière s’élevait au- dessus de sa tête »1.
Sisyphe c’est moi, lorsque j’ai l’impression que toute ma vie se réduit à la répétition d’actes dépourvus de sens. Pour Albert Camus « la lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux »2. Pourtant, la question s’impose : et s’il n’était pas heureux ? L’effort sans sens consommé dans la solitude… c’est précisément à cette solitude et à ce manque de sens que l’esprit humain demande une solution.
Des questions
Dans la Bible, deux questions fondamentales sont posées à l’être humain. Dieu, en se promenant dans le jardin d’Eden, ne voit pas l’homme ni la femme, qui se cachent de Lui. « Le SEIGNEUR Dieu appela l’homme et lui dit : ‘Où es-tu ?’ » (Gen 3.9)3. Cette question ne cesse d’être répétée, car Dieu m’invite à m’arrêter et à réfléchir, à me redécouvrir au centre de Ses propos — même et surtout quand je me cache —, à me situer, à comprendre pourquoi je pousse cet immense rocher.
Vers quoi, pourquoi autant d’effort pour avancer, résister, rebondir, bâtir ? À cette première question en fait écho une autre, composite : « Pour les gens, qui est le Fils de l’homme ?… Mais vous, qu’est-ce que vous dites ? Qui suis-je ? » (Matt 16.3-15). L’être humain qui trouve le temps de s’arrêter pour réfléchir sur sa condition, qui ressent le besoin de donner un sens à sa vie, à sa douleur, à ses drames, à ses efforts, à ses succès aussi, est celui qui se découvre à regarder au-delà de lui-même pour trouver à l’extérieur de sa personne un regard qui puisse apporter du réconfort, de l’espoir, un sens de direction.
Mais souvent l’image que j’ai de Dieu, ce que je sais ou pense savoir de Dieu, est filtré et déterminé par ce que les autres disent sur Dieu. Jésus m’engage alors à un niveau plus personnel et demande « qu’est-ce que tu dis ? » Il est important de comprendre Jésus sur la base de ce qu’il a dit et fait pour donner du sens à ma vie. Comment Jésus accueille et offre du sens à la personne qui ne se considère pas elle-même ou sa vie si « merveilleuse » ?
La parabole de la graine de moutarde
Luc 16.18-19 : « Jésus disait donc : A quoi le règne de Dieu est-il semblable ? À quoi le comparerai-je ? Voici à quoi il est semblable : une graine de moutarde qu’un homme a prise et jetée dans son jardin ; elle pousse, elle devient un arbre, et les oiseaux du ciel habitent dans ses branches ».
Dans cette parabole il y a au moins deux anomalies qui ne sont pas évidentes au lecteur d’aujourd’hui 4. Si j’étais un Juif palestinien du premier siècle, cette expression de Jésus me semblerait très étrange : « une graine de moutarde qu’un homme a prise et jetée dans son jardin ». Le mot jardin ici est plutôt choquant ! Pourquoi ? Dans la Torah on trouve certains préceptes, « les lois des différents types/espèces ». Un exemple se trouve dans Lévitique 19.19b : « tu n’ensemenceras pas ton champ de deux espèces différentes ».
Cette règle avait pour but d’apporter de l’ordre dans un monde chaotique, et le rétablissement de l’ordre était lié à la division entre le sacré et le profane, au respect des frontières entre la pureté et l’impureté. La plante de moutarde a été l’objet de discussions parmi les rabbins qui s’interrogeaient sur l’application de la loi des espèces différentes. Dans la Mishnah5 on lit qu’on ne peut pas semer toutes sortes de semences dans le jardin, mais qu’on peut y semer toutes sortes de légumes : la moutarde et les autres petites graines sont considérées comme un type de semence, alors que les grosses graines sont un type de légume (m. Kilayim 3.2). En conséquence, la graine de moutarde ne pouvait pas être plantée dans le jardin. Le faire aurait été considéré comme planter quelque chose d’impur dans une réalité pure. C’était socialement et religieusement inacceptable.
La deuxième anomalie se trouve dans l’expression: « elle pousse, elle devient un arbre ». Les Juifs étaient tout à fait conscients de la différence entre arbuste et arbre. Encore dans la Mishnah, on trouve des listes d’arbres, d’arbustes et de légumes, et la moutarde est clairement classifiée comme un « arbuste » (m. Kilayim 1.4). Donc le mot « arbre » dans la parabole est surprenant. Souvent Jésus, en racontant une parabole, avait le but de surprendre son audience pour les pousser à y voir un sens symbolique. Comment est-il possible que quelqu’un ose jeter une graine de moutarde dans son jardin ? Et comment est-il possible qu’un arbuste devienne un arbre ?
Jésus renchérit en ajoutant que « les oiseaux du ciel habitent dans ses branches ». Ces mots, apparemment superflus, sont une citation de la Bible. C’est justement cette citation qui donne la clé d’interprétation de la parabole. Dans le livre du prophète Ezéchiel, Dieu fait une promesse à son peuple malmené : « Je le planterai dans la montagne qui domine Israël ; il dressera sa ramure et portera du fruit, il deviendra un cèdre magnifique. Tous les oiseaux de toute espèce demeureront sous lui ; à l’ombre de ses branches, ils demeureront » (Ez 17.23). Dans sa parabole, Jésus décrit l’arbuste de moutarde avec des termes prophétiques. Cet arbuste est appelé à devenir un arbre par la grâce et la force de Dieu.
Quelle est donc la signification de cette parabole pour l’Église d’aujourd’hui ? Elle commence avec une métaphore d’impureté. Une petite graine est jetée dans un jardin qui n’est pas censé l’accueillir. Lorsque je suis en crise, je mène mon combat avec des problèmes d’ordre moral, spirituel, physique, lorsque je ne considère plus ma vie comme merveilleuse… je suis cette graine de moutarde. Puisque je suis « inadéquat », ma place n’est pas dans ce jardin. Mais Jésus me montre que cette graine de moutarde a sa place dans le jardin. À vrai dire, ce jardin est la place où elle a besoin d’être, est la place où elle a le plus de chances de se développer, et bien au-delà des prévisions. Qu’est-ce qu’on attend d’une graine de moutarde? Un arbuste ou un arbre ? Qu’est-ce qu’on attend d’une personne comme moi, d’une vie comme la mienne ? Jésus me dit : « j’accepte avec grâce cette graine de moutarde, car en moi elle peut devenir un arbre magnifique ». Oui, dans l’économie de Dieu, l’arbuste devient, à ses yeux et par sa Parole, un arbre. Jésus, par cette courte parabole, m’invite à voir en Lui le « lieu » d’accueil par excellence. Le mot « accueillir » vient du latin colligere qui veut dire : « mettre ensemble ». Quand je suis accueilli, je ne suis pas seulement avec quelqu’un pour en recevoir du réconfort : il s’agit aussi d’avoir la possibilité de mettre ensemble les morceaux de ma vie pour en dégager du sens.
Sens sans solitude
Jésus accueille chaque être humain qui désire aller vers Lui, et il le fait bien évidemment à un niveau très personnel : « Où es-tu ? Qui suis-je [pour toi] ? » Mais il le fait aussi par la communauté des croyants, l’Église. L’Église est l’ensemble des personnes qui ont décidé de faire confiance à Dieu pour être accueillis en Jésus. Ces personnes, que j’appelle désormais frères et sœurs à cause de la foi commune, mais aussi des joies et des peines communes, sont le « lieu » où je peux pleinement vivre et partager le sens retrouvé de ma vie, mais aussi avoir et donner le soutien pour mes batailles quotidiennes. Les psychologues Mary-Catherin Freier Randall et Todd Burley, professeurs de l’université Loma Linda et de l’hôpital des enfants de Californie, ont écrit : « …ceux qui sont dépendants des substances sont très fréquemment en mesure de vous expliquer les effets négatifs de leur dépendance. Ainsi, […] nous sommes surpris de constater que cette connaissance ne les aide pas à arrêter ce qui est perçu être un comportement autodestructeur. […] Nos dépendances ne sont pas des comportements qui répondent à des besoins illégitimes, mais plutôt des comportements qu’on a appris pour répondre à des besoins légitimes. Ce qu’il faut donc comprendre est que la dépendance n’est pas la bonne manière de satisfaire le besoin. Il faut changer la manière dont nous satisfaisons notre besoin, pas le besoin lui-même. […] Ceci est possible par des relations personnelles saines. Les recherches montrent que les personnes qui ont changé leur comportement (et donc se sont libérées des dépendances) l’ont fait grâce à des relations bienfaisantes. C’est pourquoi il faut faire très attention à ne pas juger ni repousser ceux qui sont dans la dépendance […] »6.
Nous sommes tous nés abîmés, imparfaits, d’une manière ou d’une autre, que ce soit à cause de dépendances ou pas. Jésus me dit que si la vie n’est pas comme je la désirerais, si je me sens comme des Sisyphe, si je ne me sens pas à l’aise dans la présence de Dieu, ou des chrétiens…alors il faudrait peut-être mieux regarder autour de moi : je suis, comme tous les autres, comme une graine de moutarde, et c’est bien en Dieu, et ensuite dans la communauté des croyants, la place où il faut être pour donner un sens nouveau à la vie, la place où on peut devenir plus qu’un arbuste.
Face à la fragilité de l’homme postmoderne et à son besoin de s’inscrire dans une dynamique relationnelle collective bienfaisante (l’Église !), il faut se poser la question si l’Église est vraiment prête à accueillir l’« autre » ainsi que Jésus l’a fait et continue à le faire. Se sentir accueillis, confortés, merveilleux ; connaître le caractère de Dieu, ses motivations et ses bons propos pour chacun tels qu’ils ont été révélés en Jésus ; ne sont-ils pas là des besoins légitimes qui peuvent véritablement libérer de la peur de mourir, de la peur du futur, de l’étouffant vide existentiel ? N’est-ce pas la communauté des croyants le « lieu » idéal pour cette expérience ?
Conclusion
L’Église se trouve dans la nécessité de réfléchir sur sa capacité et sa volonté d’accueil. Il faut confesser le malaise généralisé qui tenaille nos communautés face à la perspective d’accueillir, ne serait-ce que comme visiteurs, des gens « différents ». Trop souvent nous oublions que tout être humain a besoin d’être accueilli par Jésus, de se laisser trouver, de Lui permettre de montrer le sens et la direction pendant qu’il est pris par l’effort sans fin de pousser sa pierre vers le haut de la colline. Il est temps de réaliser que la souffrance — réalité universelle — en elle-même ne produit pas nécessairement la patience ni la croissance ; au contraire, elle peut endurcir ou même anéantir l’être humain. Seulement la souffrance qui est, en quelque manière, supportée et gérée avec la foi, produit une croissance, car elle s’inscrit dans une vie qui a du sens et qui permet de supporter, voire relativiser, nos drames.
Jésus est le « lieu » d’accueil par excellence, Celui qui peut « mettre ensemble » ce qui autrement semble être une masse insensée et aléatoire de miettes de vie. L’Église, en tant que « corps » du Christ, doit pouvoir oser dire à toute personne: « ne vous sentez pas mal à l’aise ici : comme la parabole de la graine de moutarde le montre, personne n’est inopportun dans le jardin de Dieu, car c’est ici que les petites graines ont vocation à devenir des arbres ».
Luca Marulli pour Adventiste Magazine
1 Odyssée, XI, 592-600.
2 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942, texte en ligne : http://wikilivres.info/wiki/Le_Mythe_de_Sisyphe
3 Les textes bibliques sont tirés de la Nouvelle Bible Segond.
4 Les deux « anomalies » discutées dans cette section ont été remarquées par Bernard B. Scott dans son livre Hear Then The Parables. A Commentary on the Parables of Jesus, Fortress Press, Minneapolis, 1989, p. 373-387.
5 Compilation écrite des lois orales juives composée autour de l’année 200 apr. J.-C., mais qui contient aussi des traditions bien antérieures.
6 Kiti Freier and Todd Burley, « Knowing Better and Doing Better. The role of memory in addiction », dans Adventist Review (online edition). Dans le même sillage se situe le livre de Johann Hari, Chasing The Scream: The First and Last Days of the War on Drugs, Ney York, Bloomsbury Circus, 2015, dont on trouvera un résumé en français en ligne ici www.huffingtonpost.fr/johann-hari/causes-addictions-drogues_b_6643266.html, où on y lit : « L’augmentation des comportements addictifs est le symptôme d’un mal-être profondément enraciné, qui nous pousse à privilégier le nouveau gadget dont nous avons envie plutôt que les personnes qui nous entourent. Dans un de ses textes, Georges Monbiot a qualifié notre époque d’« âge de la solitude ». Nous avons créé des sociétés humaines dans lesquelles il n’a jamais été aussi facile de vivre coupé des autres. Selon Bruce Alexander […], nous nous préoccupons depuis trop longtemps de la manière de guérir l’addiction au cas par cas. Il est temps, à présent, de porter nos efforts sur la guérison sociale : comment guérir, tous ensemble, la maladie de l’isolement qui s’est abattue sur nous. […] Je suis donc rentré chez moi, déterminé à partager le quotidien des toxicomanes de mon entourage, et à leur témoigner une affection inconditionnelle, qu’ils soient ou non capables d’arrêter. »
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