Dans toute l’histoire de l’humanité, on peut considérer le 20ème siècle comme le siècle des martyrs. Au cours de cette période, plus de chrétiens ont été tués en raison de leur foi que jamais auparavant. En Turquie, par exemple, les chrétiens arméniens et syriens ont subi de terribles persécutions. Entre 1894 et 1923, environ 1,5 million de personnes appartenant à différents groupes ethniques ont péri dans un génocide national qu’Élie Wiesel a qualifié de « premier génocide du 20èmesiècle1 ». La guerre menée contre le christianisme, initiée par les dictateurs à la fois des groupes communistes et fascistes, a entraîné des souffrances indescriptibles. Parmi les victimes, des adventistes du septième jour ont aussi péri en martyrs.
DIRAN TCHERAKIAN : « Dieu a répondu à mes aspirations spirituelles »
La destruction des congrégations arméniennes adventistes est l’un des chapitres les plus tristes de l’histoire de l’adventisme2. En 1941, on comptait environ 350 membres de l’Église adventiste dans toute la Turquie, d’origine arménienne pour la plupart. Parmi eux, plus de 250 personnes dont environ 50 enfants et jeunes ont perdu la vie au cours des années qui ont suivi. Très peu d’entre eux semblent s’être convertis à l’islam pour avoir la vie sauve. Parmi les martyrs les plus connus se trouve Diran Tcherakian. Ce célèbre poète et enseignant d’université était devenu adventiste en 1915. Il disait que le retour du Christ était la réponse à toutes ses aspirations spirituelles. En 1921, il a décidé de voyager en Anatolie en tant que prédicateur itinérant pour soutenir les adventistes menacés, effrayés et isolés. Plus tard, il a perdu la vie lors de l’une des nombreuses marches de la mort. Nous disposons d’un certain nombre d’informations au sujet du martyre de Tcherakian car il était déjà très connu de son vivant, et le peuple arménien tout entier a pleuré sa mort. Tcherakian a également laissé des notes qu’il a rédigées au cours de ses pérégrinations et qui ont été remises aux adventistes de Constantinople où se trouvaient alors les bureaux de la Mission. De plus, certains témoins oculaires ont raconté plus tard oralement et à l’écrit les conditions dans lesquelles il est mort. La très sérieuse encyclopédie Armenian Soviet Encyclopedia mentionne les œuvres publiées par Tcherakian au sujet du peuple arménien3.
Tcherakian s’occupait de la petite communauté adventiste arménienne qui avait survécu au génocide. Mais il a été arrêté à Konya en 1921 et déclaré coupable, car il a refusé de renier sa foi devant la Cour. Il prêchait sur son sujet favori, l’avènement du Royaume de Dieu et le retour proche de Jésus, mais les autorités turques l’ont accusé de fomenter une rébellion. Deux frères appartenant à un groupe adventiste local ont été condamnés avec lui et exécutés quelques jours après le procès. Les souffrances de Tcherakian ont débuté le 14 avril 1921. Pendant plusieurs mois il a été forcé de marcher les chaînes aux pieds, il a été battu et torturé par la milice montée lors de la traversée de la région aride et montagneuse de l’Anatolie. Toutes ses affaires lui ont été progressivement confisquées. Il avait une Bible sur lui et il prêchait aux autres prisonniers pendant leur périple.
Après avoir parcouru environ 1000 kilomètres, le groupe des prisonniers est arrivé dans la ville kurde de Diyarbakir, sur la rive du Tigre. Au-delà du fleuve se trouvait le terrible désert de Syrie. Tout au long du voyage, des femmes et des enfants des villages arméniens avaient pitié des prisonniers et leur donnaient de la nourriture. Tous ceux qui n’avaient plus la force d’avancer étaient abandonnés à leur sort et mouraient. Un jour, Tcherakian a été pris d’une forte fièvre. Il était tellement affaibli qu’il ne pouvait plus marcher. Les autres prisonniers avaient écouté avec grand intérêt ses courts sermons pendant la traversée et, malgré leur épuisement et leurs souffrances, ils ont refusé de le laisser. Ils l’ont porté sur leur dos à tour de rôle et ils ont fini par s’épuiser également. Pourtant, ils n’ont pas renoncé et ils ont réussi à convaincre quelques officiers de le mettre sur un cheval et de l’attacher sur la selle, en échange du manteau de Tcherakian. Quelques heures plus tard, celui-ci a perdu la vie. Il a adressé ses dernières paroles à ses compagnons de voyage, les exhortant à rester unis, à garder la foi et à continuer de faire preuve d’amour4.
KARL G. HARRESS : « Tous les royaumes de ce monde disparaîtront. »
Depuis que les adventistes ont décidé de prendre une certaine distance avec l’État et la politique et choisi de respecter les commandements divins et leur conscience, ils se trouvent parfois en porte-faux avec les autorités. Karl G. Harress, un pasteur adventiste, a grandi dans l’État libre de Thuringe, un land allemand. Il travaillait à Oldenbourg à l’époque de son arrestation. Frieda, sa femme, le décrivait comme un homme « perspicace qui, déjà en 1939, avait compris quelle tragédie allait vivre l’Allemagne ». En décembre 1941, il a donné des conférences publiques à l’occasion de la semaine de prière annuelle. Harress ne le savait pas alors, mais trois agents de la Gestapo habillés en civil se trouvaient dans l’assemblée, faisant semblant de s’intéresser au message du pasteur. À la fin de l’une de ses conférences, ils l’ont arrêté. Après un interrogatoire très serré, Harress a reconnu être opposé au régime nazi, se basant sur le message du prophète Daniel selon lequel aucun royaume terrestre ne durera éternellement (Daniel 2)5.
Harress a ensuite été placé en détention et finalement jugé par la Cour du Peuple (Volksgerichtshof). En février 1942, le pasteur âgé de 55 ans a été transféré dans le camp de concentration de Sachsenhausen-Oranienburg, où il s’est retrouvé à la merci des gardes. Déjà affaibli par tous ces événements, on lui a demandé de nettoyer les trottoirs avec une brosse à dents. Il s’est évanoui à plusieurs reprises. Enfin, il a été conduit dans le camp de concentration de Gross-Rosen de Basse-Silésie, en Pologne, où de nombreuses personnes étaient déjà mortes en raison des conditions de travail particulièrement difficiles dans les carrières de granite. Harress a réussi à envoyer de courtes lettres à sa femme. Dans l’une d’entre elles, il raconte qu’il avait refusé de prononcer l’expression « Heil Hitler ». Le courageux pasteur est mort le 6 juillet 1942. On ne sait pas si la raison officielle de son décès – une mauvaise circulation sanguine – correspond à la réalité des faits. Harress est l’un des martyrs adventistes allemands morts au cours du Troisième Reich.
HEINRICH J. LÖBSACK : « J’ai découvert la puissance du royaume qui va venir. »
Sous le régime de Staline, de nombreuses congrégations adventistes ont disparu en Union Soviétique. Environ 70% des pasteurs et des responsables de l’Église ont été exécutés entre 1924 et 1941. Il est impossible de déterminer le nombre exact de martyrs adventistes en Union Soviétique. Approximativement 25% des membres de l’Église adventiste, soit entre 3000 et 4000 membres, sont morts en raison des persécutions, de la faim ou des conditions d’emprisonnement dans les camps de travail. Des années de recherches et d’enquêtes ont permis de retracer le parcours de quelques-unes de ces personnes6.
Le cas d’Heinrich J. Löbsack, le président de la Mission adventiste en Union Soviétique, est particulièrement poignant7. Le soir du 20 mars 1934, une voiture noire s’est arrêtée devant son domicile, 22 rue Durowa, à Moscou. Des agents des services secrets en sont descendus et ont frappé violemment à la porte de la maison en bois bâtie selon la tradition russe. Le pasteur adventiste allemand de la Volga originaire du village de Frank avait passé des années à travailler en tant que colporteur, pasteur et surintendant en Russie. Il était désormais âgé, mais il continuait à œuvrer sans relâche au service de son Église. En entendant les coups, il a tranquillement ouvert la porte. « Genrich Ivanovitsch Löbsack, a crié l’un des hommes, vous êtes en état d’arrestation ! » Avant même d’être menotté, Löbsack a déclaré à ses collègues de la Mission : « Mes frères, continuez à travailler et ne vous découragez pas, car l’œuvre de Dieu est comme un fleuve, personne ne peut l’arrêter ! » Ce sont les dernières paroles que le pasteur a adressées à sa congrégation.
Personne n’a autant agi en faveur de la Mission adventiste en Russie que lui. Depuis 1890, Löbsack travaillait activement en tant que pasteur itinérant et responsable de l’Église. Pendant la seule année 1927, il a parcouru 46 000 kilomètres en train, en bateau, en voiture et à dos de cheval pour visiter les Églises adventistes disséminées partout dans le pays. Il a connu l’adversité, la persécution et l’emprisonnement tout au long de sa vie, et il a souvent été « pourchassé comme un cerf ».
Les points forts de son ministère en tant que responsable de l’Église adventiste ont été la reconnaissance officielle de celle-ci grâce à une déclaration du Tsar Nicolas II en 1906, la réorganisation de l’Église en « Fédération d’unions » au début d’une nouvelle ère de l’Union Soviétique, l’augmentation du nombre de membres (deux fois plus) sous sa présidence (1920 – 1927), et la création d’une maison d’édition.
Tandis que l’Église se développait et croissait, l’État soviétique resserrait sur elle son emprise en imposant de nouvelles restrictions et en accentuant la répression. En 1924, Löbsack a publié une déclaration formelle selon laquelle chaque membre devait prendre position selon sa conscience concernant la question du service militaire. Cependant, en 1928, en raison de la pression extrême exercée par les autorités soviétiques, Löbsack a déclaré que désormais, les membres devaient « accepter d’effectuer le service militaire sous toutes ses formes ». Les membres d’Église qui n’étaient pas d’accord avec cela devaient être radiés. Après 1929, la situation de Löbsack à Moscou était devenue insupportable. Les officiers de la police secrète le convoquaient désormais quasiment tous les jours pour des interrogatoires qui duraient des heures. Il a failli être arrêté. Dans le but d’apaiser ses oppresseurs, en juin 1933 il a publié une circulaire dans laquelle il encourageait les agriculteurs adventistes à travailler le sabbat pendant la période des récoltes, une décision très controversée du fidèle pasteur. Löbsack ne voulait pas que la petite flamme vacillante de l’Église s’éteigne totalement. Par conséquent, il essayait de s’adapter et de s’attirer les faveurs des autorités.
Les efforts de Löbsack étaient voués à l’échec. Plus tard, en prison, il a confessé à sa femme à quel point il regrettait d’avoir fait des compromis. Les choses étaient devenues claires pour lui : « Les tyrans n’ont qu’un seul but : détruire totalement l’Église et nous faire périr. » Après son arrestation, Löbsack a subi un interrogatoire chaque nuit pendant trois semaines dans les terribles salles de torture de Lubyanka et la prison de la Boutyrka de Moscou, jusqu’à ce qu’il craque. Après cela, il a été emmené à l’hôpital pour qu’il se remette et que le procès puisse se poursuivre. D’après les archives du tribunal, il est évident que les accusations portées à l’encontre de Löbsack ainsi que ses aveux n’étaient pas véridiques. Il a « reconnu » ses supposées activités contre-révolutionnaires sous la torture, comme l’indique le rapport de réhabilitation établi plus tard.
Löbsack a été condamné à trois ans d’isolement dans un camp de travail au nord-est de Moscou. On ne sait quasiment rien des conditions de sa détention. Certaines cellules individuelles du camp étaient petites, froides et basses de plafond. Elles étaient parfois inondées. À la fin de sa peine de prison, on a proposé à Löbsack de retrouver la liberté à condition qu’il renie sa foi. Il a refusé. Il est peut-être mort dans ce camp en 1938. Un témoin affirme avoir vu un garde battre Löbsack à mort avec le canon de son arme. Mais il semble qu’il ait été exécuté par un peloton d’exécution durant la Grande Purge. Aujourd’hui encore, le lieu, la date et les circonstances de sa mort restent inconnus. La famille de Löbsack n’a jamais été officiellement informée de son décès, et le lieu de sa sépulture n’a pas été identifié.
« SOUVENEZ-VOUS… »
« Souvenez-vous de ceux qui vous dirigent, qui vous ont dit la Parole de Dieu ; regardez l’issue de leur vie et imitez leur foi. » (Hébreux 13.7) L’exemple des martyrs adventistes illustre de façon tragique ce que signifie glorifier Dieu et faire preuve de fidélité à ses commandements dans un monde dominé par les forces des ténèbres. En dépit des obstacles et des doutes, ces adventistes sont restés fidèles jusqu’à la mort. Ils ont puisé la force de supporter les souffrances en Jésus, notre Roi qui va bientôt revenir.
De Daniel Heinz, titulaire d’un doctorat de l’université Andrews, dans le Michigan. Il travaille actuellement à l’université adventiste de Friedensau en tant que directeur des Archives de l’Église adventiste du septième jour en Europe. Son courriel : daniel.heinz@thh-friedensau.de.
Source : « Les martyrs adventistes en Europe », Dialogue 32 (2020/3), p. 20-22
NOTES ET RÉFÉRENCES
- https://www.huffpost.com/entry/eli-wiesel-is-right-on-ge_b_85943.
- Voir Daniel Heinz, “Adventisten im Osmanischen Reich—Ein Fallbeispiel für islamische Intoleranz,” in “For You Have Strengthened Me”: Biblical and Theological Studies in Honor of Gerhard Pfandl in Celebration of His Sixty-Fifth Birthday (St. Peter/Hart: Seminar Bogenhofen, 2007), 453–478.
- Le musée national d’Erevan consacre une salle d’exposition à la vie et à l’œuvre de Diran Tcherakian, en raison de son statut d’écrivain et de philosophe de premier ordre. Cependant, aucune information n’est donnée sur la dernière partie de sa vie où il a été pasteur et missionnaire adventiste.
- Nous disposons de certaines informations importantes sur Tcherakian grâce au professeur Nourhan Ouzounian, désormais décédé, un universitaire et linguiste arménien adventiste. Il a invité l’auteur de cet article dans sa maison de Montréal en 2001. Ensemble, ils ont essayé de retracer la vie de Tcherakian grâce à diverses sources.
- Voir Daniel Heinz, “Dem Gebot und Gewissen verpflichtet: Freikirchliche Märtyrer,” in ‘Ihr Ende schaut an . . . ’: Evangelische Märtyrer des 20. Jahrhunderts, Harald Schultze and Andreas Kurschat, eds. (Leipzig: Evangelische Verlagsanstalt, 2. ed., 2008), 307, 308. Voir aussi Johannes Hartlapp, “Karl Georg Harreß—Ein adventistischer Märtyrer,” Dialog (Theologische Hochschule Friedensau) (July–September 2014): 8. For the difficult situation of the Adventist Church during the Nazi regime, I refer to Johannes Hartlapp’s monumental study, Siebenten-Tags-Adventisten im Nationalsozialismus (Göttingen: V & R Unipress, 2008).
- L’auteur de cet article s’est rendu plus de quinze fois en Union Soviétique entre 1994 et 2015, dans le but de trouver dans les archives publiques des informations et des éléments biographiques sur les martyrs adventistes.
- Concernant Löbsack, voir Heinz, “Dem Gebot und Gewissen verpflichtet,” ‘Ihr Ende schaut an . . . ’: Evangelische Märtyrer des 20. Jahrhunderts, 602, 603.
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